Pour un accès citoyen aux archives publiques

28 avril 2021 par Administrateur
Texte de la tribune publiée dans le Courrier de l'Ouest, dimanche 25 avril 2021
Les archivistes, les historiennes et historiens sont fortement mobilisés contre une disposition qui limite l’accès aux archives, entrave le travail des chercheurs et chercheuses, réduit la possibilité des citoyennes et citoyens de consulter des documents. Trois enseignants-chercheurs de l’Université d’Angers et du laboratoire de recherche TEMOS (CNRS 9016) livrent ici leurs réflexions.
De gauche à droite : Patrice Marcilloux, professeur des Universités en archivistique, Université d’Angers-TEMOS ; Yves Denéchère, professeur des Université en histoire contemporaine, directeur du laboratoire de recherche TEMOS (CNRS 9016) ; Bénédicte Grailles, maîtresse de conférences en archivistique, Université d’Angers-TEMOS.

232 ans après la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (« La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration », article 15), 227 ans après la loi du 7 messidor an II qui dispose « Tout citoyen pourra demander dans tous les dépôts, aux jours et aux heures qui seront fixés, communication des pièces qu’ils renferment » (article 37, 25 juin 1794), en dépit de trois lois sur les archives (1794, 1979, 2008), de centaines de décrets et d’arrêtés et de plusieurs codes (code du patrimoine, code des relations entre le public et l’administration), la question de l’accès aux archives publiques n’a toujours pas trouvé de solution satisfaisante aujourd’hui en France.

Le point d’équilibre entre les intérêts divergents des administrations, des usagères et usagers et des services d’archives soucieux à la fois de répondre à la demande sociale et de préserver leurs liens avec les organisations productrices d’archives dans un souci de bonne collecte des documents paraît impossible à trouver. La loi du 15 juillet 2008 sur les archives pourtant porteuse d’une disposition générale d’ouverture (« les archives publiques sont communicables de plein droit ») sauf délais spéciaux, eux-mêmes raccourcis (s’échelonnant de 25 à 100 ans), n’avait pas pu renoncer à la procédure des dérogations consistant à autoriser la consultation d’archives avant l’expiration des délais fixés par la loi : curieuse situation que celle d’une loi qui prévoit en elle-même les conditions de son propre contournement. De fait, les dérogations générales, portant sur un ensemble d’archives relatif à un événement ou une période, ont régulièrement été utilisées comme soupapes de sécurité par les gouvernements pour sortir d’une situation de crise.

Dans ce contexte, l’actuelle affaire de « l’IGI 1300 » (Instruction générale interministérielle n° 1 300) est plus qu’une péripétie, par ailleurs perçue par beaucoup comme ubuesque ou kafkaïenne. L’édition 2011 de cette instruction générale sur le secret de la défense nationale se met à imposer systématiquement une procédure de déclassification préalable à tous les documents un temps classés Secret Défense alors même qu’ils sont devenus pour la plupart librement communicables en application du Code du patrimoine (documents de plus de cinquante ans). Au-delà du débat juridique sur le caractère légal ou illégal de cette instruction, cette nouvelle crise résonne comme un coup de tocsin, alertant sur les contradictions insurmontables du système et appelant à le refonder sur des choix politiques clairs. De ce point de vue, le communiqué de presse du Président de la République du 9 avril 2021 n’a pas rassuré les collectifs et associations d’archivistes, d’historiens et historiennes qui ont saisi le Conseil d’État en septembre 2020. Le fait que la mise à plat législative soit promise en urgence d’ici juillet prochain, via la loi sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme SILT2, est une autre source d’inquiétude.

Avec les archivistes, les historiens et historiennes sont fortement mobilisés pour défendre le droit constitutionnel à l’accès aux archives. En témoigne la récente tribune cosignée par Raphaëlle Branche (présidente de l’Association des historiens contemporanéistes de l’enseignement et de la recherche – AHCESR) et Céline Guyon (présidente de l’Association des archivistes français – AAF) contre cette volonté de fermeture des archives sans précédent. Faire de l’histoire, c’est reconstruire le passé, à partir de sources analysées avec méthode (esprit critique), en vue de produire un récit. Quand cette histoire est contemporaine ou du temps présent, les sources sont souvent diverses, mais les archives constituent toujours des corpus essentiels pour cerner les politiques publiques, la prise de décision, les discours et les pratiques, les rôles des administrations et d’autres acteurs. Dans un pays démocratique, l’histoire en soi est un débat et celui-ci doit pouvoir se tenir en toute transparence en se fondant sur des archives accessibles, des délais de communication raisonnables et surtout des modalités claires. Les récents rapports Stora (Questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie) et Duclert (Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi), rédigés tous les deux à la demande du Président de la République, posent des recommandations fortes en la matière. Elles doivent être examinées et les plus opérantes être mises en œuvre, sans oublier que la question de l’accès aux archives est aussi une question de moyens humains, de culture professionnelle, de réalisation et de disponibilité des instruments de recherches, d’information des usagères et usagers et de toutes les catégories de publics souhaitant accéder aux archives.

Il convient aussi de ne pas se focaliser sur les secrets d’État ou de la Défense nationale, sur les usages qui en découlent, journalistiques, historiens, ou liés à des démarches d’indemnisation et de réparation (essais nucléaires par exemple). Bien d’autres secrets et usages des archives sont en cause : secret médical, secret des origines, secret fiscal, usages centrés sur les besoins d’une personne ou de sa famille. Ils suscitent tous des divergences d’appréciation au sein même de l’appareil administratif et soulèvent tous de délicats conflits entre des intérêts parfois contraires, le plus souvent respectables. De plus en plus d’associations à vocation mémorielle, de collectifs, de mobilisations peu ou prou organisées réclament d’accéder à des archives les concernant. Ces demandes s’inscrivent dans des démarches citoyennes tout à fait légitimes dans un pays démocratique. On en vient donc à se demander si la création d’un organe de médiation indépendant n’est pas devenue nécessaire, sur le modèle du Défenseur des droits et dans la lignée des recommandations du récent rapport Duclert.

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